mercredi 30 mars 2016

Recension - Pourquoi lire les philosophes arabes ? / Ali Benmakhlouf » Chrétiens de la Méditerranée

Recension - Pourquoi lire les philosophes arabes ? / Ali Benmakhlouf » Chrétiens de la Méditerranée

Chrétiens de la Méditerranée

Titre : Pourquoi lire les philosophes arabes ?

Sous-titre : L'héritage oublié

Auteur : Ali Benmakhlouf

Editeur : Albin Michel, 2015

208 p.- 16 €

Depuis un demi-siècle, on sait que la philosophie arabe n'a pas été seulement une courroie de transmission entre la pensée grecque et le Moyen Age chrétien  et qu'Avicenne et ses pairs ne se sont pas contentés de commenter servilement Platon et Aristote.

L'intérêt de cet ouvrage est de creuser plus profond et de faire ressortir l'actualité de cette philosophie qui rejoint le courant de pensée postcartésien parce que, déjà, elle soutenait que « ceci est pensé » à la place du « Je pense ». L'auteur[1], en particulier, démarque la pensée philosophique (en) arabe de celle de l'Occident latin en démontrant qu'elle n'est pas sous-tendue par le conflit entre la foi et la raison. La loi divine remplace la foi et il s'agit de penser la connexion entre la sagesse (hikma) prônée avec insistance par le Coran et la Loi (charia). Les deux – soutient Avicenne – appartiennent à la sphère supérieure de l'intellect ('aql), une instance de pensée qui ne ressort pas de l'humain, mais à laquelle l'homme prend part par l'exercice de la raison discursive (le fikr).

Ayant mis en exergue la singularité de ce courant de pensée, Ali Benmaklouf tire deux fils directeurs qui s'entrecroisent dans son livre procédant de l'essai sur et non du  précis de.

Le premier est de montrer comment les philosophes arabes traitent du rapport entre l'être et l'essence. Un Averroès, par exemple, opère une percée conceptuelle par rapport aux Grecs en distinguant trois sortes d'être : l'être qui est quelque chose et par quelque chose (l'homme), l'être qui n'est ni de quelque chose, ni par quelque chose (Dieu) et l'être intermédiaire, le monde qui n'est pas de quelque chose, mais est par quelque chose.

L'auteur expose comment Avicenne (Ibn Sina, 980-1037)), Al Fârâbî (872-950), Ibn Baja (Avempace, 1095-1138), Averroès (Ibn Rushd, 1126-1198) usent du syllogisme démonstratif et des ressources lexicales de la langue arabe pour exploiter à fond les ressources de la logique léguée par Aristote. Par exemple, Ibn Khaldûn (1332-1406) analyse plus tard comment la bay'a (l'acte d'allégeance au souverain) dérive du verbe ba'a (vendre). Une relation marchande entre égaux se métamorphose en geste de soumission où le sujet baise la main ou le pied de l'émir alors qu'il topait la main de son partenaire, le contrat  de vente scellé. Un acte de la vie quotidienne est capturé par le pouvoir et sacralisé. L'esprit critique de la falsafa (philosophie) arabe fuse à travers tous les textes sollicités par Benmakhlouf pour le bonheur du lecteur.

Le second fil est tissé pour exposer les ingrédients du régime de vérité auquel aspirent ces philosophes. Déjà Al-Kindi (Bagdad, IXe s.) affirmait que la vérité est une, mais ses voies d'accès multiples. Ce que la parole inspirée des Prophètes énonçait sur le mode de la métaphore ne différait que par la forme et le contexte de ce que les philosophes pensent sur le mode d'une parole argumentée. La sagesse ou hikma ne peut être scindée en deux et Al-Kindi vise ici ceux qui « trafiquent de la religion alors qu'ils sont des sans religion ». Ce en quoi les philosophes se heurtent aux hommes du fiqh, (le savoir jurisprudentiel) qui tendent à sacraliser le moment fondateur de l'Islam et à ériger en dogme le savoir acquis sur la charia, en la réduisant au Coran et à la tradition interprétative des débuts de l'Islam (la sunna).

Eux – les philosophes – considèrent la charia comme un projet de connaissance sans clôture chronologique. L'ijma' (l'accord délibératif entre experts) continue à produire des effets de signification grâce à une méthodologie fondée sur la rhétorique, la dialectique et le syllogisme démonstratif. C'est le fait d'Al-Fârâbî lorsqu'il soutient qu'il n'y a pas de législation définitive, que celle-ci est toujours à contextualiser et qu'il appartient au successeur de régler ce que son prédécesseur a laissé en suspens. Comme Ibn Khaldûn l'affirme, au XIVe siècle, l'histoire n'est plus le récit d'un temps accompli ou à accomplir. Elle rend intelligible la contingence et se détourne de  l'absolu.

Ces deux fils ont été découpés pour donner à voir la richesse de cet essai, qui confronte au plus près les figures du sage et du législateur (le philosophe arabe précepteur du prince et conseiller du roi), comme du philosophe et du jurisconsulte. Et met en exergue  chez le sage le souci de soi, qui inspire la recherche d'un régime de vie fondé sur une diététique et une économie des plaisirs.

On peut soumettre deux objections à cet auteur fécond. D'une part, de faire passer le lecteur d'un philosophe l'autre et d'un siècle l'autre par occurrences vertigineuses : d'Al Kindi, au IXe siècle, au shaykh iconoclaste Ali Abderraziq (1888-1966) en 1925[2]. Et cela sans  marquer assez la différence entre la philosophie des Andalous, privilégiant, dans le sillage d'Aristote, la raison discursive et la philosophie illuminative qui, d'Al-Suhrawardi (XIIe s.) à Mullah Sadra Shirâzî (XVIIe s.), met l'accent sur le tahwil, l'acte de chercher le sens caché du texte dans la lignée de Plotin. De l'autre, d'enrôler les philosophes arabes sous la bannière de la philosophie analytique d'inspiration anglo-saxonne et de la pensée  antihumaniste de Michel Foucault.

Cet ouvrage[3], savant, brillant, perd ainsi le fil de son ambition : restituer la richesse et la singularité d'un mode de pensée qui s'est dilué dans la scolastique de l'occident chrétien, à partir du XIIIème siècle, au risque de disparaître dans l'anonymat.

Daniel Rivet

[1] Ali Benmakhlouf est professeur de philosophie arabe et de philosophie de la logique. Il enseigne actuellement (lors de la sortie du livre, en février 2015), à l'Université de Paris-Est Créteil Val de Marne et à Sciences Po Paris. Spécialiste de logique et des œuvres de Frege, Russell et Whitehead. Ali Benmakhlouf est également président du comité consultatif de déontologie et d'éthique de l'Institut de Recherche pour le Développement, vice-président du Comité consultatif national d'éthique (CCNE). Il est l'auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels : Averroès.-Belles Lettres, 2000, rééd. Perrin, 2009 ; Montaigne.-Belles Lettres, 2008 ainsi que L'Identité et Une fable philosophique.-PUF, 2011

[2] L'essai fondateur d'Ali Abderraziq : L'islam et les fondements du pouvoir, sur la nature de l'autorité politique dans le monde islamique, a suscité lors de sa parution en 1925 des polémiques enflammées dans la presse et l'élite intellectuelle égyptienne, et entraîné la condamnation temporaire de son auteur par ses pairs, les oulémas d'Al-Azhar : http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-L_islam_et_les_fondements_du_pouvoir-9782707123008.html

[3]  Ali Benmakhlouf, pour son livre Pourquoi lire les philosophes arabes ?, est sélectionné pour le Prix Ecritures & Spiritualités 2016 dans la catégorie « essais » qui sera remis le 10 mai 2016.

 



JTK

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