mercredi 7 mars 2018

« L’éveil est le propre de l’homme » (Emmanuel Levinas)


Publié le 7 mars 2018 par Garrigues et Sentiers

Depuis bientôt trente ans se multiplient les « cafés philosophiques ».  Ces lieux se proposent de remettre la philosophie au milieu des débats de la société contemporaine. Objectif louable à condition de se rappeler que philosopher ne consiste pas d’abord à trouver de nouvelles réponses à des questions cent fois posées, mais à interroger ces questions, c’est-à-dire les axiomes implicites avec lesquels on les construit.

C’est ainsi d’ailleurs qu’Emmanuel Levinas définit le travail philosophique : « La philosophie permet à l’homme de s’interroger sur ce qu’il dit et sur ce qu’on se dit en pensant. Ne plus se laisser bercer ni griser par le rythme des mots et les généralités qu’ils désignent, mais s’ouvrir à l’unicité de l’unique dans ce réel, c’est-à-dire à l’unicité d'autrui. C’est-à-dire, en fin de compte, à l’amour. Déjà, le philosophe Alain nous mettait en garde contre tout ce qui, dans notre civilisation prétendument lucide, nous venait des « marchands de sommeil ». Philosophie comme insomnie, comme éveil nouveau au sein des évidences qui marquent déjà l’éveil, mais sont encore et toujours des rêves. L’éveil est je crois le propre de l’homme » (1) Toute philosophie naît, comme Platon l’affirme après Socrate, de l’étonnement et du dialogue. On ne philosophe pas face à face, mais côte à côte dans l’étonnement partagé de ce qui nous éveille. Comme le suggère l’étymologie, la philosophie est indissociablement amour de la sagesse et sagesse de l’amitié.
La voie de l’éveil philosophique passe par une ligne de crête qui tente d’échapper à deux vertiges : celui de l’abandon fusionnel à ce qu’on croit être le  réel et celui de l’enfermement de ce réel dans des concepts abstraits qui rendent possibles tous les jeux intellectuels. Pour Levinas, l’aventure philosophique ne se traduit pas par la construction d’un système pour « expliquer » la totalité du monde, mais par l’engagement dans ce qu’il appelle une « caresse », mot à qui il donne un statut d’outil de connaissance : « La caresse est un mode d’être du sujet, où le sujet, dans le contact d’un autre, va au-delà de ce contact (…). Cette recherche de la caresse en constitue l’essence par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. Ce « ne pas savoir », ce désordonné fondamental en est l’essentiel. Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. La caresse est l’attente de cet avenir pur, sans contenu (…). Si on pouvait posséder, saisir et connaître l’autre, il ne serait plus l’autre. Posséder, connaître, saisir sont les synonymes du pouvoir » (2).
A l’heure où certains médias transforment le débat d’idées en spectacle de joutes, il est salutaire de rappeler ces propos de Charles Péguy : « Assister à un débat de philosophie ou y participer avec cette idée qu’on va convaincre ou réduire son adversaire ou que l’on va voir l’un des deux adversaires confondre l’autre, c’est montrer qu’on ne sait pas de quoi on parle, c’est témoigner d’une grande incapacité, bassesse et barbarie. C’est témoigner d’un manque de culture. C’est montrer qu’on n’est pas de ce pays-là. (…) Une grande philosophie n’est pas celle qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité définitive. C’est celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un ébranlement » (3).

Bernard Ginisty



(1) Emmanuel LEVINAS (1905-1995), Les imprévus de l’histoire. Éditions Fata Morgana, 1994, p. 199-200.
(2) Emmanuel LEVINAS, Le temps et l’autre, Presses Universitaires de France, 1985, p. 82-84.
(3) Charles PEGUY (1873-1914), Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne, in Oeuvres en prose complètes, t III, La Pléiade, éditions Gallimard, 1992, p. 1264-1270.



Une Page qui veut participer à la celebration du bicentenaire de Charles Darwin (12-2-1809)

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